Dans son dernier ouvrage, Philippe Villemus vient au secours des proies faciles que sont les footballeurs.
[Interview de Sophie BONNET pour footmag.net]
Parler football à travers un marché du travail qui suscite de nombreuses interrogations, Philippe Villemus l'a fait dans son dernier ouvrage, intitulé " le patron, le footballeur et le smicard". Conscient de la place à part qu'occupent les footballeur professionnels en termes de rémunération, ce Docteur en sciences de gestion, qui a notamment collaboré avec Michel Platini au sein du Comité d'organisation de la Coupe du monde 1998, ne fustige pas pour autant le monde du ballon rond, trop souvent pris pour cible sans raison comparé à d'autres microcosmes comme ceux de la politique, de la mode ou de la variété.
FootMag.net : Monsieur Villemus, pouvez-vous présenter les thèmes abordés dans votre dernier ouvrage, "le patron, le footballeur et le smicard" ?
Philippe Villemus: Le véritable thème de ce livre, la vraie question que je me suis posée, c'est de savoir quelle est la juste valeur du travail... Je pense que notre société est à la dérive sur ce point-là, et je me sers à la fois des exemples des salaires dérisoires des "travailleurs pauvres" et des salaires excessifs des patrons de grands groupes, des footballeurs ou, comme je le dis dans mon livre, des "autres bouffons", pour démontrer l'absurdité de ce système.
FootMag.net : Dans cet ouvrage, défendez-vous ces footballeurs que vous appelez les "bouffons de rois", ou les critiquez-vous ouvertement ?
Philippe Villemus : Je ne suis l'avocat de personne. Dans mon parcours professionnel, j'ai notamment travaillé cinq ans durant, en qualité de bras droit de Michel Platini, sur la Coupe du monde 1998, j'ai une profonde sympathie pour ce sport, et j'aime ces jeunes, qui ont leurs responsabilités, il faut le noter, mais qui sont parfois un peu victimes d'un système qui leur donne des millions d'euros. Connaissez-vous quelqu'un qui refuserait cette manne ? Après tout, ces gens qui leur donnent tant d'argent, ce sont des gens respectés, des chefs d'entreprises, des grands patrons, ils sont rationnels, ils connaissent l'économie et ne sont pas fous. J'ai voulu me pencher là-dessus, sur ces footballeurs sur qui l'on tape quand ils perdent et à qui l'on donne la Légion d'Honneur quand ils gagnent, sans oublier ce racisme latent qui me déplaît au plus haut point et qui consiste à mettre en avant le fait qu'ils soient arabes ou blacks selon la situation rencontrée...
FootMag.net : Si l'on excepte le montant des rémunérations, le footballeur professionnel est-il pour autant un salarié comme les autres ?
Philippe Villemus : Pas du tout. Le salaire du footballeur professionnel, comme celui du jardinier, de l'intendant ou du président, apparaît dans les charges d'un club, comme celui d'un patron figure dans celui de son entreprise, mais sa spécificité est qu'il est un objet, une marchandise humaine qui se vend et qui s'achète. En termes de comptabilité, il devient un actif immatériel, et comme tout actif immatériel, il appartient au club, il n'est plus libre. Le club le possède, le contrôle, comme on contrôle une machine ou un logiciel, et ne peut donc pas partir comme il le veut, même si une marchandise humaine reste moins docile qu'une machine. On ne verra jamais le patron de Total vendu pour faire une plus-value...
FootMag.net : "Les footballeurs sont devenus les bouc-émissaires"
Pourquoi, selon vous, le milieu du football, est-il si stigmatisé ?
Philippe Villemus : C'est une notion très française. Par exemple, aux Etats-Unis, même s'ils sont critiqués, les sportifs restent des icônes. Le football, en Europe, est très aimé des puissants comme c'est le cas en Italie ou en Angleterre. En France, on est un peu à part, peu d'intellectuels se sont intéressés au football, peu d'hommes politiques l'ont fait sincèrement. Les élites françaises trouvent presque ce sport un peu méprisable. C'est un sport qui est né au sein de l'aristocratie à la fin du XIXe siècle mais qui s'est rapidement répandu dans le milieu ouvrier avec la professionnalisation, et les champions d'autrefois, comme Kopa ou Piantoni, qui étaient issus du milieu minier, ont été remplacés par des jeunes de banlieues, par les footballeurs de cités, qui ont pris le relais avec le déclin de l'activité minière. Il est donc le reflet de ce qu'il se passe dans notre société, à savoir un mépris pour des banlieues que l'on a laissées à la dérive alors que c'est là que se concentre le creuset de nos difficultés. Et le racisme larvé existe, les 20% du Front National aussi, donc la diversité de couleurs vue au sein de nos banlieues, et retrouvée dans le football, amènent à ce ressentiment. Alors oui, il y a du dopage, de la drogue, de la prostitution, de l'argent sale dans ce milieu, mais les footballeurs sont-ils pour autant plus méprisables que le mannequin qui se drogue, que le pilote de Formule 1 qui participe à une orgie ou que le tennisman qui se dope ? Je ne rentrerai pas dans ce débat, il ne m'intéresse pas, mais la question mérite d'être posée car je pense que les footballeurs sont devenus les bouc-émissaires de la société française.
FootMag.net : Selon vous, quelles sont les principales préoccupations qui doivent alerter le milieu du football ?
Philippe Villemus : On sait que, depuis plusieurs années, et ce n'est pas moi qui le dit mais le Gafi (Groupe d'action financière), il y a une montée en puissance terrible du blanchiment d'argent dans le football. Ce sont des liquidités issues des marchés de la drogue, de la prostitution, de la criminalité, qui sont utilisées dans des double billetteries, des sommes de transferts de joueurs faussées, et c'est très préoccupant. Il faut faire respecter la loi. D'autre part, depuis plusieurs années, le football européen vit sur une bulle spéculative totalement déficitaire, et c'est anormal. C'est un sport qui ne veut pas être soumis aux règles de transparence appliquées dans les entreprises mais qui cherchent à être côté en bourse par exemple... Ce n'est pas acceptable. Enfin, la masse salariale, qui est la dépense la plus importante dans un club de foot, n'est pas bien répartie. Dans un grand groupe industriel, ce ne sont pas quatre ou cinq salariés qui représentent 90% de la structure salariale comme ça peut être le cas dans certains clubs. A cause de ça, il n'y a plus de compétition sportive dans les grands championnats. On sait par avance qui sera champion en Angleterre, en Italie ou en Espagne dans les années à venir, car ce sont toujours les plus riches qui gagnent. En France, on est peu en deçà mais il n'y a plus eu de surprise depuis dix ans en Ligue 1...
FootMag.net : Quels sont vos idées pour faire évoluer les choses dans le bon sens ?
Philippe Villemus : Pour commencer, il faut éradiquer les criminels qui blanchissent de l'argent de ce milieu et ça, la Fifa ou l'UEFA ne peuvent rien y faire. Il faut le concours de la Commission européenne, des polices nationales, d'Interpol. Il faut respecter la loi, que les brigades financières européennes s'en mêlent, ... D'autre part, il faut mettre en place une Direction européenne de contrôle de gestion et soumettre les clubs aux règles de transparence élémentaires, mais surtout se tourner vers un mode de salary-cap à l'échelle européenne. Cela évitera des championnats de pacotille où seuls deux ou trois équipes disputent le titre national. Ce ne serait pas si compliqué que cela à mettre en place car le football européen est assez structuré, notamment autour de l'UEFA, et il suffirait par exemple d'interdire les déficits aux clubs professionnels pour voir rapidement les masses salariales dégonfler.
FootMag.net : "Le scandale du foot, c'est l'esclavagisme professionnel"
Le chômage a fortement augmenté chez les footballeurs professionnels l'été dernier, la crise ne va-t-elle pas faire son oeuvre d'elle-même ?
Philippe Villemus : Non, pas du tout, car contrairement aux idées reçus, cette crise économique n'a que très peu touché les recettes générées par les clubs professionnels en Europe. Et cette nette augmentation du chômage dans le milieu n'est pas une conséquence directe de la crise économique mais bien à l'effet d'éviction. Les stars comme Messi ou Ronaldo sont surpayées et l'écart de salaires avec les autres n'est pas justifié uniquement par leur talent mais par leur starification. De ce fait, il y a une concentration de la masse salariale sur quelques individus. Et au début, cela a eu un effet d'entraînement et les salaires des autres joueurs ont augmenté mais, à un moment donné, on s'est aperçu qu'il était plus rentable de garder ces stars mais de faire venir en revanche ceux que j'appelle les "footballeurs du Burkina-Faso". Le vrai scandale du foot européen aujourd'hui se situe là... C'est de l'esclavagisme professionnel. On fait venir des jeunes issus des pays du Tiers-Monde, que l'on paiera nettement moins cher que les autres après qu'ils aient passé des années à jouer huit heures par jour au football dans la brousse... Sur 300 jeunes pré-formés en Afrique, si 5 d'entre eux deviennent professionnels, ce sera déjà un beau pourcentage. Et les autres, que deviennent-ils ? J'exagère un peu mais il faut arrêter cela... Et pourquoi fait-on cela, car ces footballeurs, on les paiera ensuite moins bien que les autres. Pour un Samuel Eto'o, combien seront laissés à la dérive ?
FootMag.net : Selon vous, l'arrêt Bosman (1995) n'aurait-il pas dû endiguer cette flambée des salaires dans le football professionnel ?
Philippe Villemus : Sur un marché donné, si beaucoup d'ouvriers chinois non-qualifiés débarquent en France, cela fera baisser les salaires et l'ouvrier français sera trop payé. L'arrêt Bosman aurait donc donc dû, avec l'ouverture des frontières et l'afflux des footballeurs, faire chuter les salaires. Mais, il y a eu une coïncidence, à deux ou trois années près, celle de l'explosion du prix des droits télévisés, et le phénomène de baisse des salaires découlé de l'arrêt Bosman a été compensé puis dépassé par cette nouvelle évolution. Et puis prenons un autre exemple, celui des subventions publiques pour la construction de nouveaux stades. Les clubs de football peuvent faire appel à l'argent du contribuable pour leur nouvelle enceinte, le boulanger du quartier peut-il le faire pour rénover son établissement ? Un club veut un nouveau stade, qu'il débloque les fonds nécessaires ! Il ne peut pas ? Qu'il réduise les salaires de ses joueurs... C'est de l'auto-régulation.
FootMag.net : L'heure est-il véritablement à la prise de conscience collective de toutes ces disparités salariales ?
Philippe Villemus : A mon sens, oui, le fruit me semble mûr. Pas encore concernant les salaires excessifs des footballeurs, mais plutôt ceux des traders ou des grands patrons, qui touchent encore plus d'argent quand ils échouent que quand ils réussissent. Le débat sur les très hautes rémunérations devient de plus en plus virulent partout en Europe ou aux Etats-Unis et, en Allemagne par exemple, ils vont fixer un salaire-plafond pour le patronat. Le problème des hauts salaires du patron, du trader ou du footballeur, c'est le chômage. S'il n'y avait pas de travailleurs pauvres, si tout cela se faisait en harmonie avec la hausse du pouvoir d'achat, tout le monde se moquerait des hautes rémunérations. Cette explosion des salaires chez ces privilégiés, bien réelle depuis quinze ans, se fait malheureusement dans un contexte de stagnation du pouvoir d'achat, et ce alors qu'en France, 30% de la population active gagne le Smic ou moins, et 13% de la population totale en France vit sous le seuil de pauvreté. Je ne parle pas de tous nos voisins européens... Il y a une pyramide des rémunérations du travail qui est en train de s'affaisser sur ses bases avec une pointe de plus en plus acérée et insupportable. On ne peut pas continuer comme ça car on est en train de tuer la valeur du travail.
FootMag.net : Est-ce là la leçon que vous souhaitez dégager de votre ouvrage ?
Philippe Villemus : Oui, c'est cela, on est en train de tuer la valeur du travail. En bas de la pyramide, les travailleurs pauvres touchent un salaire qui ne leur permet même pas de vivre, de se loger même, alors que tout en haut, les salaires sont beaucoup trop élevés. De fait, on fait perdre aux gens le goût du travail. Dans le système actuel, c'est la rareté qui compte et non pas l'utilité, ce qui fait que le paysan, l'infirmière ou l'instituteur mérite d'être moins bien payé qu'un grand patron ou un footballeur. Mais si on prend, comme mesure de valeur, l'utilité sociale, alors ce n'est plus pareil... En l'état, ce ne sont donc pas les footballeurs qui marchent sur la tête, mais bien tout le système.
"Le patron, le footballeur et le smicard", aux Editions Dialogues, en vente au prix de 19,90 euros à partir du 28 avril.